Retranscription de l’entretien avec Yves Frémion

Premier temps : échanges, politesse, présentation du projet.
Début de l’entretien formel :

Clémence Ribette : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la BD ?
Yves Frémion :
En la lisant (rire). Quand j’étais petit, c’était plutôt Le journal de Mickey, et après je suis passé à Spirou. À cette époque, il y avait deux grandes revues belges : Spirou et Tintin. Si on lisait Tintin, on ne lisait pas Spirou, et si on lisait Spirou, on ne lisait pas Tintin. C’était deux écoles. Et puis, si on était d’une famille très à gauche, on lisait Vaillant parce que les communistes lisaient Vaillant, ils ne lisaient pas les revues un peu bourgeoises comme étaient Spirou et Tintin.

CR : Et vous, vous lisiez Spirou ?
YF :
Alors moi, je lisais Spirou, mais la petite voisine d’au-dessus qui était d’une famille communiste lisait Vaillant, donc je lui prêtais Spirou, elle me rendait Spirou, elle me prêtait Vaillant, et elle ne voulait pas le récupérer. Moi j’aimais beaucoup Les aventures de Zigoto. C’est un éditeur dont on parle rarement, les éditions Rouff, dans les années 1950-1960. Ils avaient toute une série de héros récurrents, avec plein d’albums brochés et moi mon héros c’était Zigoto, qui est un petit noir qui passait son temps à se battre avec les singes à coup de noix de coco (rire), c’était évidemment assez colonialiste, enfin ce n’était pas trop colonialiste quand même par rapport à d’autres BD. Moi, j’adorais ça (rire).

CR : Vous parlez de Spirou, Vaillant, Zigoto, ces goûts proviennent des amis, des parents… ?
YF : Je pense que mes parents avaient acheté des trucs, mais ils ne savaient pas trop quoi. De temps en temps, ils achetaient un album de Spirou relié, vous savez les reliures où il y a plein de numéros, et moi je voulais savoir la suite ! Après, ils m’ont abonné. Mais Spirou, c’était un hebdomadaire, donc toutes les semaines, on attendait la suite, c’était vraiment des histoires à suite, à la différence de ce qu’il va se passer ensuite, où ce sont des mensuels, et où ça ne marche pas. Le bon rythme si on veut faire du « à suivre », c’est l’hebdomadaire, voilà. Si on fait plus lent, on oublie.

CR : Et vous aviez quel âge lorsque vous lisiez ces premières BD ?
YF :
J’ai une particularité, c’est que j’ai commencé à apprendre à lire à 2 ans. À 3 ans je lisais tout couramment ; je suis un peu particulier, d’autant plus qu’à l’époque, on commençait l’école à 5 ans. Je ne suis pas allé à la maternelle.

CR : Comment se fait-il que vous ayez commencé à lire à 2 ans ?
YF :
Parce que j’ai une mère qui m’a un peu… Alors j’avais très envie de lire. Pour expliquer, j’ai perdu mon père très jeune, donc j’ai été élevé par ma mère qui travaillait, et donc j’ai été élevé par mes grands-parents. Mon grand-père était un prolo, il était cheminot, il lisait le journal, ça devait être Le Dauphiné libéré – c’était à Valence. Quand il lisait son journal, j’essayais de lire, je déchiffrais. Et ma mère m’a appris à lire et à écrire avant que j’aille à l’école, ce qui fait que quand je suis arrivé à l’école on m’a fait sauter le cours préparatoire. Du coup, la lecture m’a passionné quand j’étais petit. Chez mes grands-parents, il y avait une armoire avec en bas une rangée de livres. C’était tous les livres de la comtesse de Ségur qu’avait lus ma mère quand elle était petite, il y en avait douze ou quinze. Donc je me suis tapé toute la comtesse de Ségur pour commencer, et c’était illustré par un grand illustrateur que j’aime beaucoup, André Pécoud, et je suis resté un fan de Pécoud.
J’ai commencé comme ça. Ensuite, ma mère s’est remariée, on s’est retrouvé à Toulon, j’avais 10 ans, et dans ma chambre ils avaient mis la bibliothèque. C’était plein de livres en désordre, en vrac, et moi un jour j’ai ouvert la bibliothèque, j’ai pris le livre en haut à gauche, et j’ai tout lu dans l’ordre. Ce n’est pas une mauvaise manière pour apprendre à lire, de lire en vrac de tout, comme cela on trouve sa voie.

CR : Est-ce que votre goût pour la BD a évolué à un âge précis ?
YF :
C’est-à-dire que quand j’avais l’âge de lire Mickey, je lisais Mickey, après je suis passé à Spirou, et puis après je n’ai pas tellement lu Pilote ni Pif, car tout de suite, j’ai voulu passer à la lecture adulte. J’ai lu Nietzsche à 13 ans, j’ai lu Céline. Je ne comprenais pas toujours ce que je lisais, surtout le Zarathoustra, mais néanmoins, quand j’ai débuté dans la littérature, j’ai fait une suite au Zarathoustra (rire). Ça marque, quand même !
Et niveau BD, je lisais plutôt des albums, très lié aux éditions Dupuis. Spirou m’avait beaucoup marqué, c’est une très chouette revue. J’achetais des Buck Bunny, des Gaston.
Après, quand j’ai commencé professionnellement, mon premier article était sur Valérian, dont le premier volume venait de sortir. C’est, le hasard, un copain me dit : « ah, mais tu aimes la BD ? Au-dessus de chez moi il y a un bédéiste qui habite, si tu veux je te le fais rencontrer ». C’était Mézières. Mézières me dit « tu es étudiant à Bordeaux ? Tu sais que mon scénariste, Linus est à Bordeaux. » J’ai appelé Linus, on s’est rencontré, et donc j’ai fait le premier article sur Valérian, Linus et Mézières. Mon article a tellement plu au journal – Sud-Ouest dimanche [article du 25 juillet 1971]. Dans Sud-Ouest, ils avaient eu une très bonne idée, ils faisaient une page des jeunes : c’était une page entière, on la découpait, on la pliait en quatre, et ça faisait un journal pour les 17-24 ans. Mes premiers articles sont parus là-dedans, et de fil en aiguille, ça leur a tellement plu qu’ils ont appelé les éditions Dargaud, et ont republié ce premier feuilleton dans Sud-Ouest.

CR : Est-ce que vous noteriez des influences par la suite, pour votre goût pour la BD ?
YF :
Ce qui m’a fasciné évidemment : toute la génération Pilote, les comics surtout, et puis en même temps j’étais fasciné par l’underground américain qui arrivait à ce moment-là, j’étais jeune étudiant ; moi je suis monté à Paris en 1972 et j’ai tout de suite fréquenté la librairie Futuropolis d’Étienne Robial et Florence Cestac, qui importait justement ces comics book.

CR : On a commencé à parler de vos activités professionnelles ; pouvez-vous me décrire les principales activités relatives à la bande dessinée ?
YF :
Quand je suis arrivée à Paris, j’ai commencé à travailler dans la presse, et pour gagner ma vie, dans plein de journaux, et au lieu de me spécialiser, je faisais dans chaque journal des rubriques différentes. Grâce à ça, j’ai une des plus belles bibliothèques du monde, car je recevais des services de presse pour tout : SF, BD, polar, humour, littérature… Je travaillais sur plein de trucs. Quand je suis arrivé à Paris, je ne connaissais que quelques personnes, qui étaient dans le monde de l’édition, et donc grâce à eux, je me suis orienté vers la SF, j’en écrivais, et j’écrivais dessus, dans des revues comme Fiction. Et un jour, je dis à mes copains : « j’ai une idée formidable ». Dans les années 1950, il y avait une expression populaire pour appeler la BD, on appelait ça les « petits mickeys », donc j’ai eu une idée géniale : on va faire un fanzine qui va s’appeler Le Petit Mickey qui n’a pas peur des gros. Et alors les autres se foutent de ma gueule, ça m’a beaucoup vexé. Le lendemain j’ai fait mon fanzine sur une ronéo alcool. C’était le fanzine de la SF, de la BD et de la VP – veuve poignet (rire) – c’était que des conneries à base de calembours. J’en tire 100 – c’était improvisé, je tapais au fil de la plume – et je les ai envoyés à 100 personnes qui étaient intéressées par la SF et la BD. Par chance, je l’ai envoyé à Gotlib et Claire Bretécher. Je ne voulais pas qu’on m’identifie, j’avais mis le nom de ma copine, de son nom de famille « Poutou » (bisou en occitan), c’est la première fois qu’il y avait un nom de fille sur un fanzine. Gotlib a pris contact, et Claire Bretécher a envoyé une lettre de deux pages à Christine Poutou avec une médaille pieuse de la vierge Marie pour lui porter bonheur, c’était une déconnade. Donc, j’ai pris contact avec eux, qui venaient de lancer L’Écho des savanes, et ils m’ont dit : « si tu veux, on édite ton fanzine ». Ils m’avaient donné un bon coup de main pour en parler. Et puis, j’avais eu des idées de con quand on est jeune – c’est-à-dire de bonnes idées – j’ai dit à Gotlib : « je vais faire un numéro spécial de mon fanzine, spécial “Gotlib est mort” », alors je lui ai dit : « tu veux pas faire la couverture ? » (rire). Ils m’ont donc édité mon fanzine, et on a fait de vrais numéros, et tout le monde s’y est mis ! (Il montre des couvertures.) Ça, c’est les couvertures Moebius, Bretécher, Tardi, tous les grands noms qui n’étaient à l’époque pas si connus. Moebius, Bretécher, Gotlib étaient déjà connus, mais Tardi n’était pas si connu que ça, c’était juste mes potes. J’avais très bon goût en matière de potes.
Donc je lis toutes les revues, Charlie, L’Écho, Métal [Hurlant], etc. – la nouvelle BD, super – et puis, dans Charlie Mensuel, il y a une toute petite rubrique qui parle de « tel fanzine dans tel endroit », faite par un gamin de 18-19 ans, qui s’appelle Jacques Glénat. Ça ne va pas du tout dans Charlie, Wolinski  le vire, et ça m’énerve, car j’avais des informations et je ne les ai plus. Alors je prends mon téléphone, j’appelle Charlie : « je voudrais parler à Wolinski ». On me le passe, je le tutoie, je l’engueule : « ouais c’est nul t’as viré Glénat, on n’a plus d’information sur les fanzines, gnagnagna ». Il me laisse parler, et au bon d’un moment il me dit : « bon, tu es qui ? » (rire). Je lui réponds : « tu ne me connais pas, je m’appelle Frémion, je fais un fanzine qui s’appelle Le Petit Mickey qui n’a pas peur des gros » ; je lui avais envoyé. Et il me dit : « ah c’est toi qui fais ça, c’est vachement bien, on a bien rigolé ». Alors moi je change de ton. Au bout d’un moment il me dit : « tu as appris qu’il allait se créer un grand salon de la BD à Angoulême, tu y vas ? », je lui réponds que non et il me dit : « si, vas-y, et tu nous ramènes un article ». Et en dix minutes j’étais embauché à Charlie alors qu’il ne me connaissait pas. Ça, c’est infaisable aujourd'hui ! C’était l’époque. J’étais déjà chez Actuel avant de rentrer à Charlie, et de fil en aiguille, j’ai commencé à faire cette rubrique qui a été la première rubrique régulière dans tous les numéros du journal sur la bande dessinée. Il y avait des chroniqueurs bien sûr, mais là, dans tous les numéros de Charlie pendant vingt ans [à partir de mars 1974], on trouvait ma rubrique « Les petits-miquets font les grandes oreilles. ».
J’étais donc à la fois un critique cinglant (mais qui du coup faisait connaître le journal et moi-même) et puis j’ai commencé à faire un truc qui ne m’a jamais lâché : essayer de faire revivre les trucs du passé qui ont été oubliés. C’est là que j’ai commencé à faire des articles sur des revues que les plus jeunes ne pouvaient pas connaître – même peut-être ceux de mon âge – et ça a été très remarqué, ça m’a fait lire par les plus vieux qui étaient nostalgiques ; et comme je parlais en même temps d’underground américain, j’étais aussi lu par les plus jeunes.
Et un jour, comme je continuais d’écrire de la SF, je reçois un coup de fil de Jacques Sadoul, qui était le pape des éditeurs de SF, car il dirigeait la SF chez J’ai lu. On ne se connaissait pas du tout, et il me dit : « je vais lancer un trimestriel de SF dans ma collection et je voudrais que vous en soyez le rédacteur en chef ». Alors là, je me suis demandé quel était le salop*rd de mes copains qui me faisait cette blague. Il me dit : « je ne vous connais pas, mais j’adore votre rubrique dans Charlie, et je sais que la SF vous intéresse, je pense que vous seriez un bon rédacteur en chef ». Allez raconter ça à un jeune maintenant. J’avais 27 ans et je deviens rédacteur en chef de la principale revue de SF européenne. Personne n’a battu mon record : premier numéro plus de 50 000 exemplaires vendus. 
J’ai pu combiner la SF et la BD, j’étais le plus heureux des hommes. Et en plus j’ai pu appeler des dessinateurs dans cette revue de poche, pas pour faire des BD mais pour faire des portefolios : une BD avec une image par page. J’ai eu la chance toute ma vie de pouvoir écrire ce que je voulais sur ce que je voulais, et d’être payé pour ça (rire).

CR : Est-ce qu’il y a d’autres activités professionnelles dont nous n’avons pas encore parlé que vous voulez évoquer ?
YF :
En parallèle, je me suis mis à écrire des bouquins. Mon premier livre, c’était la biographie de Reiser, parce que venait de se créer chez Albin Michel une collection, dirigée par Marjorie Alessandrini, qui était des biographies et essais sur la BD. Je rencontre Marjorie, je lui propose d’écrire des biographies sur les gens de Charlie. Je lui dis : « on va faire Reiser, Wolinski, Willem ». Donc je fais Reiser, qui a été mon premier livre professionnel, et Reiser, terrorisé à l’idée qu’on fasse une biographie de lui, et que ses copains se foutent de sa gueule, ne voulait pas trop faire la biographie. On était amis, aussi, alors je lui dis : « Voilà, tu vas faire une préface contre le livre » et il écrit une préface du genre « ça ne sert à rien ce genre de livre, travail de rat, etc. », que l’on passe, bien sûr. Ce bouquin paraît et je me fais engueuler par Wolinski qui me dit : « Comment ? Tu as commencé par Reiser et pas par moi ? » (rire). C’était une plaisanterie bien sûr. Et je n’ai pas pu faire Wolinski, car la collection s’est arrêtée assez vite. Il y a eu une dizaine de bouquins.
J’ai fait plein d’autres livres, dans tous les domaines. J’ai écrit de la SF. À partir du moment où j’étais rédac’chef chez Univers, tous les éditeurs qui avaient refusé mes nouvelles les ont publiés (rire). Enfin, disons qu’ils ont dû les lire à ce moment-là. J’ai fait d’autres livres sur la BD. Je crois avoir fait le premier atelier d’initiation à la BD. On m’a demandé d’en faire, puis j’y ai pris goût, j’ai mis au point une petite méthode pédagogique, et j’ai écrit l’ABC de la BD [en 1983] pour que tout le monde puisse en faire sans moi. Et c’est le contraire qui s’est produit, tout le monde m’a demandé d’en faire. À un moment, ça représentait plus du tiers de mes revenus. J’ai dû faire une quinzaine de bouquins sur le dessin aussi.
Et puis, ayant été à L’Écho des savanes, quand Mandryka et Gotlib se sont séparés, Gotlib a fait Fluide Glacial, et je voulais énormément travailler pour ce journal, que je trouvais génial ! Un jour Gotlib m’appelle et me dit : « écoute, je voudrais que tu nous fasses des trucs dans Fluide Glacial et puis je m’excuse vraiment, car je voulais t’appeler dès le premier numéro, mais comme je n’avais pas de quoi payer je ne t’ai pas appelé ». Moi, j’aurais payé pour y être (rire) ! Je suis rentré au numéro 4 [en 1976] et j’ai fait trente-huit ans à Fluide Glacial, toute ma carrière. Au départ, je faisais des trucs divers, puis la gazette, puis une rubrique sur les humoristes… Je faisais huit pages de journal tous les mois, puis au final des années ça a été réduit à sept, mais je faisais beaucoup de pages. Ça représente un travail immense en quantité. Je faisais trois rubriques dans le journal, mais j’en faisais aussi dans L’Écho des savanes, dans Charlie… Donc j’ai appris à écrire vite !

CR : J’ai lu dans l’introduction de L’ABC de la BD que vous n’aimiez pas le terme de « critique » de BD. Vous l’avez été ?
YF :
Je suis plutôt un écrivain qui écrit sur des choses, de temps en temps c’est de la critique, de temps en temps de l’histoire, et parfois c’est une interview : ce n’est donc pas toujours la même chose. Moi, je suis un commentateur.
Très longtemps après [en 2004], j’ai créé Papiers Nickelés, qui est une revue sur l’image populaire, car je m’intéresse beaucoup au dessin d’humour et de presse, politique. J’ai écrit l’histoire de presse en France depuis 1830, ça va paraître bientôt.

CR : Cette revue-là, Papiers Nickelés, vous l’avez créée seul ?
YF :
J’ai eu l’intuition qu’il manquait à Paris… Paris était l’une des seules capitales d’Europe qui n’avait pas un grand lieu consacré au monde du dessin, alors j’ai voulu le créer. Donc j’ai réuni des gens, des spécialistes de BD, d’affiche, d’illustration, des copains, et pendant trois ans, on s’est réunis tous les mois pour élaborer ce projet. Et quand j’étais conseiller régional, je m’étais dit « avec la région, on va pouvoir monter ça ». À Paris, c’était l’époque ou Delanoë était maire, et je me suis fait jeter de partout : « oh non pas encore un musée, on en a trop, on veut en supprimer… ». Donc je dis à mes copains : « Bon, c’est quand même chiant, on avait pris l’habitude de se voir, et si on faisait la revue du centre qui était dans le projet ! Et si le centre se crée, la revue sera déjà là. » Et ça fait dix-huit ans que ça dure.

CR : Aviez-vous une stratégie pour faire exister la BD ? À quel point y avait-il une volonté particulière de promouvoir la BD française ?
YF :
Ma vision de la vie est la suivante : on n’est pas sur terre pour se faire chier, on est sur terre pour s’amuser, donc tout ce qui m’amuse, me passionne, m’intéresse, j’ai écrit dessus, j’ai rencontré les gens, etc. Du moment que quelque chose m’intéresse, je fonce. Ce n’est absolument pas stratégique. Je pouvais faire des articles sérieux, bien écrits, assez brillants, remarqués (dans LeMonde.fr par exemple), et à côté de ça, je pouvais écrire des articles complètement déconnants sur le même sujet, mais sur un autre support.
Je suis aussi un grand spécialiste des femmes oubliées dans la BD, dans la SF. Je me suis toujours intéressé au fait qu’il n’y avait pas de femmes quelque part (rire). Je voulais faire un dictionnaire des femmes bédéastes du monde, sauf que c’est un projet impossible : il serait trop cher à acheter. J’ai 3 500 noms de femmes dessinatrices ou scénariste de BD. 
En ce moment, la plupart des grands journaux ont beaucoup de difficultés, mais quand ils vendent bien, c’est quand ils font un HS sur la BD. De temps en temps, ils m’appellent : j’ai fait Paris Match, Beaux-art, L’Express, etc. J’avais aussi été le premier critique de BD de L’Express.

CR : Est-ce que vous notez des évolutions particulières sur le milieu bédéphile depuis que vous l’avez intégré ? 
YF :
Beaucoup de choses ont changé depuis cinquante ans. Moi, dans les années 70, je disais : la BD est un art majeur qui va se révéler l’art numéro un de cette époque. Ça ne sera pas via la peinture. Je pensais que le cinéma et la musique allaient continuer à l’être bien sûr, mais je veux dire que c’était l’émergence d’un nouveau truc, car la BD devenait adulte. D’un seul coup, L’Écho des savanes, ça a été une déflagration, parce que de grands auteurs de BD se mettaient à faire de la BD pour des adultes. Il y avait des BD adultes dans Pilote, dont le public commençait à grandir un peu, et il y en avait dans Charlie, Wolinski passait des BD d’Italie, d’Angleterre, d’Allemagne, des USA ; tandis que là c’était trois auteurs français, qui faisaient de la BD française, pour des adultes français, ils y allaient à fond ! Les premières de BD de Gotlib ou de Bretécher, elles allaient vraiment très très très loin sur le plan des mœurs, sur le plan sexuel. Quand Bretécher fait cette BD sublime sur deux fillettes qui s’interrogent, qui deviennent adolescentes, elles jouent aux grandes, elle fait une BD là-dessus ! C’était inimaginable ! Personne ne pouvait s’imaginer qu’on fasse une BD là-dessus, une femme en plus, car à l’époque il n’y a qu’une figure dans la BD féminine c’est Claire Bretécher, les autres ne sont pas connues elles travaillent pour les enfants. Il y a toujours eu beaucoup de femmes dans la BD pour enfants, car on pense qu’il faut des femmes pour parler aux enfants – ce qui est débile, mais bon, c’était comme ça. Et cette BD, elle secoue tout le monde. Et Gotlib qui commence à faire des trucs sexuels, mais avec son humour dévastateur… Avec l’humour, on fait passer plein de trucs qu’on ne pourrait pas dire si on le disait sérieusement, c’est ça qui est génial.

CR : Étiez-vous complètement dans le monde de la BD, ou bien certaines personnes de votre entourage n’y étaient pas du tout ? Votre profession était accueillie par vos proches ?
YF :
J’ai été considéré comme un critique de BD important de cette époque (on n’était pas très nombreux, cinq ou six dans la jeune génération). Dans la SF, là j’étais le pape, car à la tête de la principale revue où tout le monde voulait être, je n’avais pas besoin d’appeler les gens, je n’avais qu’à trier dans ce qu’on m’envoyait. Après, j’ai créé dans Fluide glacial cette rubrique qui s’appelait « Tarte à la crème à la récrem », et je pense qu’il n’y a pas d’exemple dans le monde d’une aussi longue rubrique d’humoriste, qui parlait de tous les pays, de tous les domaines dans lequel l’humour s’exerce : il y avait une biographie, des extraits, c’était repris par des étudiants, on me le fauchait sur internet c’était des trucs de références sur l’humour. On avait la base. J’ai écrit plus de 400 articles. J’étais une sommité.

CR : D’ailleurs, vous avez pas mal de pseudonymes ; il y a une raison à cela ?
YF :
J’ai commencé le Dictionnaire des pseudonymes de Yves Frémion, signé par un pseudonyme (rire). J’en ai 250 pour le moment. Quand je faisais Le Petit Mickey (ou plein d’autres journaux que je faisais comme ça), l’idée c’était que tous les articles soient signés d’un pseudonyme à calembours. La plupart de ces pseudonymes n’ont servi qu'une seule fois. Au niveau des livres, je n’ai écrit sous pseudonyme que trois fois.
J’avais eu une bonne idée : je prenais tous les mois de l’année, et j’enlevais toutes les mauvaises actualités du mois, je ne gardais que les bonnes. Après on avait fait un bouquin, Les mauvais jours finiront. Puis je me suis dit : « Mais pourquoi ne pas faire ça chaque année, ça serait génial ! » Alors je m’y suis mis. Et j’ai repris le pseudonyme de Théophraste Épistolier. Donc c’est les bonnes nouvelles de l'année, et chaque fois je demande à un dessinateur, plutôt la nouvelle génération, de me passer des dessins qui vont avec. J’associe très souvent les dessinateurs à mes travaux : au moins la couverture.

CR : Avez-vous rencontré des obstacles dans votre carrière, de la censure par exemple ?
YF :
Comme je suis un spécialiste de la censure, on n’ose pas trop s’attaquer à moi. J’ai rencontré des obstacles, il y a des livres où des éditeurs m’ont planté, mais ce sont les difficultés normales du métier. Parfois, j’ai rencontré le silence. Mais mon gros livre sur la censure qui était un sujet journalistique par excellence a fait un bide complet au niveau médiatique. J’ai eu le Canard enchaîné, quelques lignes dans quelques revues, une émission sur France Culture. C’est tout. No comment. Moi en tant que journaliste, un livre comme ça je ferais un article dessus tout de suite.

CR : Vous avez participé à des festivals. Que pensez-vous de la reconnaissance par les prix ?
YF :
J’adore les prix. J’en ai créé plein. Je voulais mettre des focus sur ce qu’on n’aimait pas ! J’ai été longtemps dans le jury du prix fanzine à Angoulême ; j’ai été longtemps membre du jury du Grand Prix de l’humour noir (quand ça existait) ; et je suis encore membre du jury de la Carpette anglaise. Mais ça, c’est un peu embêtant, car il y avait avant toute l'étendue de l’arc-en-ciel politique, et ceux qui étaient assez à gauche sont morts. Alors c’est trop orienté à droite. La plus à gauche est Natacha Polony, c’est très souverainiste. Je ne vais pas y rester si ça n’est pas plus éclectique.
Par ailleurs, j'ai aussi créé des prix : le prix Tournesol, qui est le prix de la BD écolo et qui existe depuis presque trente ans, c’est un prix qui compte maintenant. Et on a créé le prix Papiers Nickelés, qui est le prix du meilleur travail sur le dessin – ça n’existait pas non plus. Pendant huit ans, on a été associé avec le SOBD (salon des ouvrages de la BD), mais on s’est séparé, donc on va redécerner le prix Papiers Nickelés cette année.

CR : J’ai vu passer un article vous concernant, à propos de la « mascarade de l’éco-fauve », qu’est-ce que vous pensez de cette tendance à faire passer le côté commercial avant l’intérêt culturel ?
YF :
Maintenant, le prix jeunesse, c’est le prix Caisse d’épargne ; le prix du polar c’est le prix SNCF ; le prix de l’écologie, l’éco-fauve, c’est Raja. Ça devient un prix pour les sponsors. Et moi, ça, c’est tête à claques, je rentre dedans à fond. Je déteste le monde commercial. Il a envahi tous les secteurs de la société, et plus rien n’est autonome. C’est un grand tournant qu’il y a eu dans les années 1980-1990. Après qu’on a épuisé la génération soixante-huitarde, il n’y avait plus de contestataires virulents qui auraient pu s’opposer à ça. La publicité a tout envahi. J’avais fait un article sur le sujet, « Une pub vaut mille bombes » [dans Le Livre noir du capitalisme, 1998].

CR : Est-ce que pour vous on peut dire que la BD a été un miroir des changements sociaux des années 1970 ?
YF :
Il s’est passé l’inverse : la grande cassure positive des années 1968 au niveau politique a été un échec, mais au niveau culturel a été un succès considérable. La culture a complètement changé à partir de ce moment-là. Cette victoire culturelle se manifeste dans quasiment tous les arts. Avant, la culture, ce n’était que la culture de la bourgeoisie. Il y avait une culture souterraine qui était underground, mais personne n’en parlait. Par contre, il y avait les fans. Après 1968, cette culture-là émerge. En littérature, la SF, le polar et l’érotisme ; en musique, le rock, le free jazz. Dans le domaine graphique, ce n’est plus la peinture, c’est la BD. Même dans le dessin de presse, après 1968, le dessin politique remplace le dessin d’humour. Il y a de grands événements qui changent ainsi la dominante culturelle. Quand j’ai fait mon livre sur le dessin de presse, les découpures de périodes sont claires : les guerres, et les grands événements. Par exemple, la crise de 1929 a tout fait changer ! Et c’est pareil pour le cinéma, la musique. Pour la pandémie, je pense que ça va être pareil. L’émergence de la BD participe de l’émergence de la culture populaire qui sort au grand jour et la bourgeoisie s’en empare. Comme disait Debord : « leur seul plaisir, c’est de les dégrader tous ». À partir du moment où la bourgeoisie reconnaît quelque chose, c’est mort, ça s'affadit, il n’y a plus de subversion. Et la culture, si elle n’est pas subversive, à quoi elle sert ? Elle est là pour secouer les gens ! Je faisais un débat sur la censure en Italie il y a dix jours, et je disais : un dessin de presse doit vous faire sauter au plafond, il doit vous clouer au mur. Moi, j’attends qu’un dessin ébranle mes pensées. Parfois, je suis horrifié, et parfois il me pousse dans la direction qui est la mienne. Je suis collectionneur, et je collectionne aussi des dessins avec une vision historique : certains des dessins que j’ai sont à l’antipode de mes idées politiques, mais ils ont marqué une époque. Par exemple, dans les dessins de presse, dans l’entre-deux-guerres, presque toutes les revues satiriques sont d'extrême droite. Mais il y a des dessinateurs formidables, qui ont du talent ! J’ai fait un article sur la revue la plus antisémite de l’histoire, qui est une revue fait par les deux plus grands dessinateurs de l’époque, Caran d'Ache et Forain, qui étaient tous deux très antisémites. Ils ont fait 80 numéros d’une revue absolument ignoble [Psst...!, 1898-1899], mais super bien dessinée, et avec des idées fortes. C’est comme Céline : merveilleux écrivain, épouvantable personnage. Il a autant de talent quand il dit des horreurs que quand il décrit la misère. Ça, dans une revue d’étude, il faut le faire. On étudie tout. Après, bien sûr, j’ai quand même expliqué, lorsque j’ai fait l’article sur la revue antisémite, que je n’étais pas pour ! Je pense qu’un jeune qui lit ça, il ne peut pas imaginer au moment de l’affaire Dreyfus l’ignominie où l’on pouvait aller.

CR : Dernière question : est-ce que vous avez vécu une différenciation entre l’affirmation de la BD franco-belge et celle des USA ?
YF :
Elle est colossale : aux USA on ne fait pas d’album. Alors que l’album a tué la revue en France et Belgique. Cette année, ils annoncent 7 000 à 8 000 albums en France. Aux USA, je ne suis pas sûr qu’il y en ait 100. Par contre, eux, c’est le comic book, des produits de kiosque. Ça existait en France : les « récits complets », puis les fascicules de gare : les « pockets ». C’était un format manga, mais c’était des revues. C’est des BD qui ne sont pas passées dans l’histoire, car elles n’ont pas été repérées par ceux qui ont écrit. Donc, ce qui n’était pas en album ne comptait pas (alors qu’il y avait des chefs-d'œuvre absolus !). Personne n’y faisait attention sauf quelques fans.